La Cour de Cassation tranche le débat
Par un arrêt du 12 février 2025 (Cass. Com., 12 févr. 2025, n° 23-11.410, publié au bulletin), la Cour de cassation met un terme à une controverse persistante en matière de distribution du report à nouveau bénéficiaire. Elle consacre une position restrictive, affirmant que seule l’assemblée générale ordinaire d’approbation des comptes (AGOA) peut décider de l’affectation et de la distribution du report à nouveau d’un exercice précédent, rendant nulle toute décision prise par une autre assemblée (Cass. Com., 12 févr. 2025, n° 23-11.410).
Ce faisant, la Cour infirme la position plus libérale adoptée par la Cour d’appel de Paris quelques jours auparavant (CA Paris, 30 janv. 2025, n° 22/17478), qui considérait qu’aucune disposition légale n’imposait que la distribution du report à nouveau soit décidée exclusivement par l’AGOA. L’arrêt de la Cour de cassation s’inscrit dans la continuité du jugement du Tribunal de commerce de Paris du 23 septembre 2022, aujourd’hui Tribunal des affaires économiques, qui avait déjà jugé que seule l’assemblée annuelle pouvait procéder à cette distribution, bien que cette décision ait été infirmée en appel (T. com. Paris, 23 sept. 2022, n° J2021000542 : RJDA 5/23 no 261).
La Haute juridiction fonde sa décision sur l’articulation des articles L. 232-11, alinéa 1, et L. 232-12, alinéa 1, du Code de commerce, en soulignant que le report bénéficiaire d’un exercice est inclus dans le bénéfice distribuable de l’exercice suivant et que, en conséquence, seule l’assemblée approuvant les comptes peut décider de son affectation et de sa distribution (Cass. Com., 12 févr. 2025, n° 23-11.410). L’impérativité de ces textes interdit donc à une autre assemblée de se prononcer sur le sort du report à nouveau bénéficiaire.
L’impact pratique de cette décision est considérable, dans la mesure où elle prive les sociétés d’une flexibilité couramment admise par la pratique. De nombreuses sociétés procédaient jusqu’alors à des distributions de report à nouveau en cours d’exercice, notamment dans un contexte de cession de titres, afin de garantir aux cédants la perception d’un dividende avant la transmission des actions. La solution retenue par la Cour de cassation vient donc sécuriser la situation financière des sociétés en imposant un cadre strict à la distribution du report à nouveau, mais elle complique la gestion de la trésorerie et la stratégie de distribution des dividendes.
Si cette décision tranche clairement la question de la compétence exclusive de l’AGOA pour la distribution du report à nouveau, elle laisse subsister une incertitude quant à l’éventuelle extension de cette solution aux réserves. La Cour fonde sa décision sur le fait que le report bénéficiaire fait partie du bénéfice distribuable, ce qui justifierait qu’il relève de la compétence exclusive de l’AGOA. Or, les réserves ne constituent pas une composante du bénéfice distribuable au sens de l’article L. 232-11, alinéa 1, du Code de commerce, ce qui pourrait justifier qu’une autre assemblée puisse en décider la distribution. Toutefois, l’arrêt ne se prononce pas explicitement sur cette question, laissant planer une incertitude sur l’éventuelle assimilation des réserves au report à nouveau en matière de compétence de l’assemblée.
La portée de cette décision va au-delà de la seule question du report à nouveau. En consacrant l’impérativité des articles L. 232-11 et L. 232-12 du Code de commerce, la Cour de cassation réaffirme que leur violation est sanctionnée par la nullité des délibérations prises en contrariété avec ces dispositions (C. com. art. L. 235-1, al. 2). Il en résulte qu’une clause statutaire ne saurait attribuer à une autre assemblée que l’AGOA le pouvoir de distribuer un dividende prélevé sur le report à nouveau bénéficiaire, dès lors que cette question relève de l’ordre public (Cass. Com., 12 févr. 2025, n° 23-11.410).
En revanche, la Cour rappelle que tant que la nullité d’une délibération sociale n’a pas été judiciairement constatée, elle continue de produire ses effets. Ainsi, la société qui s’opposait au paiement des dividendes décidés par une assemblée irrégulière ne pouvait refuser leur mise en paiement sans avoir préalablement fait constater la nullité de la décision de distribution (Cass. 3e civ., 10 oct. 1990, n° 88-19.999 ; Cass. 3e civ., 28 nov. 2012, n° 11-18.810).
Une possibilité de régularisation existe néanmoins : une société ayant distribué un report à nouveau en dehors de l’AGOA pourrait faire ratifier cette décision par la prochaine AGOA avec un effet rétroactif, dès lors que l’action en nullité est éteinte si la cause de nullité a disparu au jour où le tribunal statue au fond (C. com. art. L. 235-3). Une telle régularisation pourrait donc être envisagée pour les décisions antérieures à l’arrêt du 12 février 2025, sous réserve de la position que les tribunaux pourraient adopter sur cette question (R. Mortier, BRDA 7/23, nos 35 s.).
Cette jurisprudence consacre donc un contrôle plus strict des distributions de dividendes et impose une vigilance accrue aux praticiens du droit des sociétés.
Les solutions pour contourner cette rigidité sont limitées. Une alternative consiste à recourir aux acomptes sur dividendes, qui permettent d’anticiper une distribution sur l’exercice en cours, mais cette solution ne concerne que les bénéfices et non le report à nouveau (C. com. art. L. 232-12, al. 2 et R. 232-17). Une autre option, plus radicale, serait de modifier la date de clôture de l’exercice afin de permettre une nouvelle AGOA plus rapprochée et éviter ainsi le blocage d’une distribution.
L’arrêt du 12 février 2025 s’inscrit dans une tendance plus large de sécurisation des distributions aux associés. En réaffirmant le cadre strict des distributions du report à nouveau, la Cour de cassation impose une discipline accrue aux sociétés et limite les risques de distributions contestables, notamment en matière de responsabilité civile et pénale des dirigeants pour distribution de dividendes fictifs, délit sanctionné par 5 ans de prison et 375.000 € d’amende. Cette clarification, bien que contraignante, devrait permettre aux praticiens d’adopter des stratégies conformes à la jurisprudence et d’éviter des risques juridiques inutiles.